Dernier Jour – Chapitre 7

Posted by Antoine Delia on Thursday, October 4, 2018

En psychologie, il existe un état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement plongée dans une activité et qu’elle se trouve à un niveau de concentration maximum, faisant fi du monde extérieur. Cet état s’appelle le flow, et, au cours des dernières heures, je m’étais retrouvé plongé dans cette zone. Cet endroit merveilleux permet à votre esprit d’être tellement préoccupé par la tâche qu’il est en train de faire que vous oubliez tout le reste, et où le temps passe à une vitesse phénoménale.

Depuis cet appel avec mon manager, je n’ai pas quitté mon bureau une seule fois, même pour aller manger. Le besoin ne s’en faisait pas ressentir. Seul face à mon ordinateur, mon cerveau fulminait comme une centrale nucléaire et je me chargeais de transformer les idées qui arrivaient en masse, en notes de musique. Il m’était impossible de dire le nombre d’heures passées assis sur cette chaise à laisser parler ma créativité. La seule chose que je savais, c’est que je n’avais jamais été aussi productif. Deux chansons étaient pratiquement terminées et j’avais déjà composé trois nouvelles mélodies pour de futurs morceaux. J’aurais pu continuer à travailler toute la soirée et me perdre dans mon imagination, mais je préférais mettre un terme à cette session de travail et d’y retourner le lendemain. Cela me permettait de prendre du recul sur ce que j’avais produit, car il n’est pas toujours facile de juger une chanson lorsqu’on l’a écouté une centaine de fois en quelques dizaines de minutes. L’horloge de mon ordinateur indiquait 18 heures. Il n’en fallait pas plus pour réveiller mon estomac qui avait été mis de côté toute la journée. Maintenant que mon attention était revenue à la normale, mon corps m’alertait que j’avais faim, et tant que je ne l’aurais pas écouté, les gargouillis de mon ventre ne s’arrêteraient pas.

Je descendis les marches de l’hôtel pour me retrouver dans le hall d’accueil où un couple, traînant chacun une valise, venait tout juste d’arriver et se dirigeait vers le comptoir où un réceptionniste rangeait divers dossiers. Dans la petite salle d’attente, une famille se prélassait sur un des canapés, à priori exténuée de sa journée. La plus jeune fille résistait pour ne pas fermer ses yeux et s’endormir, tandis que son grand frère pianotait sur son téléphone, des écouteurs sur les oreilles. Les parents quant à eux consultaient un guide touristique, sans doute en quête d’une nouvelle aventure pour le lendemain.

Poussant la modeste porte d’entrée, j’arrivai à l’extérieur pour savourer ma première bouffée d’oxygène de la journée. L’air frais s’engouffra dans mes poumons et me donna un coup de fouet. Au loin s’étendait l’océan à perte de vue. Quelques mouettes virevoltaient dans les airs, luttant contre le vent dans un semblant de chorégraphie. Leurs cris répétés se faisaient entendre de tous les côtés, et je me demandais si elles n’étaient pas en train de jouer entre elles. La vue de ces oiseaux qui s’amusaient dans les airs me ramena à ma solitude. Si on enlevait le travail, je n’avais que très peu d’amis, et plus vraiment de famille. Mon métier me prenait tout mon temps et les occasions de sortir et m’éclater se faisaient rares. Même rejoindre un club de sport s’avérait impossible. Le seul exercice physique auquel j’étais contraint se produisait avec un coach sportif payé par mon label qui me faisait répéter sans cesse les mêmes mouvements pour me garder en forme. Il fallait bien conserver un corps sain et athlétique pour mettre en avant une star, et cela influençait également sur les ventes d’un album. Comme si faire des pompes pouvait m’aider à écrire de meilleures musiques… Le vent soufflait de plus en plus fort et me faisait hérisser les poils. Je hâtai le pas vers le centre-ville pour m’abriter dans le même bar que la veille. Je me disais qu’avec un peu de chance, elle serait peut-être là.

À peine fus-je entré que mes espoirs furent balayés d’un revers de main. Seuls trois adolescents se trouvaient dans le bar à siroter une bière, bien qu’ils me semblaient un peu jeunes pour en avoir le droit. Je pris place non loin d’eux, espérant vainement que ma mystérieuse inconnue se présente à nouveau. L’avais-je vraiment croisé ? N’était-elle pas juste un fantôme venu me hanter ? Ou un esprit destiné à me ramener dans le droit chemin et me pousser à reprendre goût à la musique, à MA musique. Si tel était le cas, mission accomplie. J’appelai le serveur pour qu’il m’amène de quoi boire, quelque chose d’assez fort. Quelques minutes plus tard, il revint avec un verre contenant un liquide orangé semblable aux feuilles d’automne. Je saisis le verre et le bût d’une traite. La boisson me brûla la gorge, mais me fit un bien fou. Cette chaleur digne d’un été ensoleillé me réconfortait en quelque sorte, si bien que j’en demandai un deuxième verre, ainsi qu’un hamburger pour satisfaire mon estomac qui se trouvait au bord de la mort.

Dès lors que le serveur partit pour préparer ma commande, un des jeunes adolescents qui étaient déjà là vint m’aborder.
— Eh, vous s’rez pas DJ Dawn par hasard ? Vous lui ressemblez grave.
Pris par surprise, je reculai instinctivement dans un mouvement brusque, comme si ce jeune homme venait de me flanquer un coup. À mon propre étonnement, je lui répondis franchement, sans esquiver sa question.
—  Oui… C’est bien moi.
—  Sans blague ?! Carrément cool ! J’vous adore trop vous, vous êtes génial !
—  Ah, c’est gentil… Merci.
Ayant plutôt l’habitude de fuir mes fans, je me retrouvais quelque peu dépourvu face à lui, et je ne savais pas quoi lui répondre.
—  Euh… Tu m’écoutes depuis longtemps ?
—  Ah bah ça oui ! Vous êtes presque une légende en Irlande, impossible de ne pas connaître. Dès que votre premier album est sorti je l’ai tout de suite acheté et je l’ai passé en boucle, genre, pendant des semaines.
—  À ce point ? J’en reviens pas, ça me touche beaucoup.
—  Il est exceptionnel cet album, je l’écoute encore aujourd’hui.
— Tu n’écoutes pas plutôt le tout dernier que je viens de sortir ?
Il paraissait hésitant à me répondre, puis se lança.
—  Ben en fait, je l’ai pas acheté celui-là. Un pote à moi me l’a fait écouter sur son ordi et j’ai trouvé ça… Bof. On n’aurait pas dit que c’était de vous.

Ce gamin pensait surement me faire de la peine en me disant cela, mais sans le savoir, il venait de me rendre aussi heureux qu’un enfant le jour de Noël. Nous continuâmes de parler quelques minutes et chaque minute passée le rendait encore plus heureux que la minute précédente. Il me raconta comment il avait pour la première fois entendu parler de moi et  comment il avait économisé pour s’acheter tous mes albums.
— La dernière chose que je rêverai de faire c’est d’aller à un de vos concerts.
—  Tu n’y es jamais allé ? demandais-je, surpris qu’une personne aussi passionnée par ma musique n’ait jamais pu me voir en live.
—  J’aurais aimé, mais les tournées se passent beaucoup aux États-Unis et c’est beaucoup trop cher pour moi.
Il baissa les yeux au sol, tel un chiot qui aurait fait une bêtise. Il faisait peine à voir.
—  Tu as de quoi écrire sur toi ? lui demandais-je.
—  Euh, oui je crois que j’ai encore ma liste de courses qui traîne dans ma poche.
Il sortit un bout de papier à moitié déchiré.
—  Voilà ce qu’on va faire. Tu vas me marquer ton adresse mail ou ton numéro de téléphone, peu importe. Et moi de mon côté, je m’arrange pour te faire venir à une de mes représentations. Transport, logement, nourriture, je prends tout en charge. Je rajoute même une place si tu veux venir avec un ami. Comment tu le sens ?
Il me regarda un instant, incrédule. Il devait sans doute se demander s’il était en train de rêver ou si je lui jouais une mauvaise blague.
—  Vous… Vous êtes sérieux ?
—  Absolument.
—  Putain c’est trop bien !!! Je vous kiff trop vous !
Il s’empressa de noter son adresse mail et me tendit le papier d’une main tremblante.
—  Merci Monsieur, vous êtes vraiment le meilleur, putain comment je vous adore !

Sur cette phrase pleine de joie et contenant un vocabulaire varié et soutenu, le jeune homme retourna voir ses amis, encore sous le choc de ce qui venait de se passer. Je n’avais jamais eu l’occasion de parler avec un fan de manière si naturelle, car ma méfiance prenait toujours le dessus et je me débrouillais pour éviter toute interaction avec eux. Au final, l’expérience était loin d’être traumatisante et je commençais à me dire que je devrais être plus souple vis-à-vis de mes fans. Alors que le serveur m’apportait mon repas, je consultai le verso de la note que le garçon venait de me donner. Il devait effectivement s’agir d’une liste de courses, mais le papier déchiré ne laissait plus apparaître qu’un seul élément : “Guinness”.

Finissant d’avaler mon hamburger, je déposai un billet qui couvrait bien plus que ce que j’avais consommé et m’éclipsa du bar. Dehors, le soleil était encore visible mais n’allait pas tarder à se coucher. Je m’avançais vers le port pour admirer les couleurs rosées que projetait cette boule de gaz brillant dans le ciel. Sa lumière se reflétait sur l’océan tel un gigantesque miroir d’azur. Pour peu que la température eût été plus élevée, j’aurais volontiers plongé dans cette étendue d’eau comme je pouvais le faire étant plus jeune. Immobile pendant quelques minutes, je faisais le vide dans mon esprit, oubliant tous les problèmes autour de moi. Je pris une grande respiration et l’air marin vint me chatouiller les narines pour terminer dans mes poumons. Un moment de quiétude comme celui-ci avait trop de valeur pour que je le laisse filer et je comptais bien profiter de la moindre seconde dans cet état d’apaisement. Les minutes passèrent sans que je bouge d’un iota, contemplant toujours l’horizon devant moi. Au moment où le soleil allait toucher l’océan, une voix que je pensais ne plus jamais entendre s’éleva derrière moi.
— C’est magnifique, tu ne trouves pas ?
— Plus que magnifique, répondis-je, sans me retourner. C’est un paysage que je ne me lasserai jamais de contempler.
— Je te comprends. Comment ne pas tomber sous le charme de toutes ces couleurs qui s’entremêlent sur la surface de l’eau ?
Un silence s’installa alors que nous faisions face à ce merveilleux spectacle. Je la sentais tout près de moi sans pour autant la voir. Ne tenant plus, je me retournai vers elle.
— Ça pour une surprise. Je pensais ne plus te revoir.
— Tu découvriras que je suis une fille pleine de surprises.
Fixés dans les yeux de l’autre, aucun bruit ne venait nous déranger, excepté le son des vagues venant se heurter avec violence sur le port.