Il pleut souvent l’été

Posted by Antoine Delia on Sunday, June 16, 2019

Savais-tu, à ce moment-là, que cette nuit passée ensemble serait la dernière ? Aurais-tu agi différemment si tu l’avais su ? Ou ton comportement aurait été identique ?

Quatre ans déjà ont passé. Et cette nuit, je ne saurais l’oublier. Comment le pourrais-je ? Comme à ton habitude, tu étais rentré peu après moi, les bras chargés de paperasse que tu avais emportée du travail. Tu suivais la chorégraphie mise en place il y a quelques mois déjà, lorsque tu avais reçu cette promotion. Plus de responsabilités engendrait plus de travail, tu me l’avais bien fait comprendre. Et je l’avais accepté.

Le jour, tu passais des coups de fil à des clients. Le soir, tu rédigeais les contrats qu’ils s’apprêtaient à signer. Hors de question de prendre congé le samedi, tu étais là aussi focalisé sur ton travail, comme l’avait demandé tes supérieurs. Et tu y mettais tout ton cœur, pour leur plus grand bonheur, à défaut du mien.

Toutes ces heures que tu consacrais à ton travail me rendaient fière de te voir aussi impliqué et rigoureux. Je pouvais lire la détermination dans tes yeux à chaque fois que tu finissais un nouveau contrat, et j’étais heureuse de tout ce que tu avais accompli. Mais plus les jours passèrent, plus ton sourire s’effaçait. Comme par mimétisme, le mien disparaissait également. Tu ne travaillais plus par passion, mais par obligation. La joie que tu éprouvais à tes débuts et qui te faisait avancer s’était transformée en stress qui te rongeait jour après jour et qui déteignait sur moi. Mais je ne disais mot.

Jusqu’à cette nuit d’été où la lune, qui trônait dans le ciel, te tenait encore compagnie, en illuminant la pièce. Rayonnante, pleine de vie et entourée d’étoiles, elle contrastait avec ton état, morose et solitaire.

M’avançant à tes côtés, t’incitant à venir te coucher, je ne m’attendais pas à ce que tu me repousses comme tu l’as fait. Je n’eus même pas droit à un regard. J’étais devenue une inconnue, un obstacle à la réalisation de ton travail. Et pour la première fois, je t’ai tenu tête.

Ta réaction me glaça le sang. Je ne te reconnaissais plus. Ton travail t’avait métamorphosé en un homme différent, un homme incapable de faire la distinction entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle et surtout, un homme pour qui je n’étais pas tombée amoureuse.

La suite, j’aurais préféré l’oublier. Parler d’une dispute de couple serait un euphémisme. Tel le docteur Jekyll, tu t’étais transformé en M. Hyde, une face de toi que je n’avais jusqu’alors pas connue l’existence. Tes lèvres se sont mises à bouger, sans que je puisse savoir ce que tu me disais. Tes mains entourèrent mon cou d’une chaleur que j’avais cru oublier, et, tout en m’en voulant de penser ça, cette sensation de te sentir près de moi me réconforta.

Mon esprit se laissa aller à nos premiers émois, quand tout paraissait plus simple. Juste un sourire suffisait à te rendre heureux. Nos attentions mutuelles comblaient une vie de couple banale, mais qui avait le mérite d’être réelle.

Ma vision commençait à devenir trouble quand tu desserras finalement ton étreinte. J’aurais pourtant préféré que tu ne me lâches jamais. Allongée par terre, frêle et sans défense, je n’avais plus conscience du monde extérieur, et je sombrai dans l’inconnu.

Le lendemain, mon corps s’était miraculeusement transporté jusque dans notre lit, blotti au fond des couettes, la lueur du jour venant caresser ma peau.

Sur le bureau, un bout de papier gribouillé en hâte traînait à côté de ton ordinateur.

“Jamais je ne trouverai les mots pour pardonner ce que je t’ai fait…”


Seule dans les allées, je me frayais un chemin que je connaissais maintenant par cœur. D’abord tous les jours, je ne venais finalement plus que toutes les semaines, puis une fois par mois. Je m’étais finalement résolue à ne venir que pour le jour de l’anniversaire de ta mort.

Je portais chaque jour le poids de me dire que sans cette dispute, tu serais peut-être encore en vie. Sans cette dispute, tu n’aurais pas décidé de fuir en hâte notre domicile pour prendre l’air. Sans cette querelle, tu n’aurais pas mis le contact de la voiture en sachant que tu étais plus exténué que jamais. Sans cela, tu aurais fermé tes yeux la tête posée sur l’oreiller plutôt que sur le volant. Et tu te serais réveillé à mes côtés.

Il faisait chaud comme chaque mois de juillet. Le soleil, au zénith, imposait sa puissance astrale et faisait suffoquer les fleurs déposées l’an dernier. Les yeux fixés sur cette tombe dont les années inscrites étaient trop proches l’une de l’autre, je sentis l’orage se lever. Aucun nuage à l’horizon, et pourtant, comme chaque année, les gouttes de pluie glissaient le long de mes joues.