Dernier Jour – Chapitre 8

Posted by Antoine Delia on Wednesday, October 17, 2018

Le soleil n’était presque plus visible lorsque nous passâmes près de ce marin qui nous jeta un regard interrogateur. Il s’agissait d’un homme d’une soixantaine d’années vêtu d’une salopette en jean qui dénouait le cordage de son bateau attaché à une borne d’amarrage, tandis que les autres bateaux accostés au port tanguaient en harmonie au rythme des vagues. Ses longs cheveux gris bataillaient dans tous les sens devant le vent qui se levait. En le voyant, je me disais qu’il allait prendre le large vers une destination inconnue, juste pour le goût de l’aventure, et même la tempête qui approchait ne lui faisait pas peur. Au contraire, c’est pour ça qu’il décidait de partir en mer, braver les dangers qui l’attendaient. Seul face au monde, voilà ce qui le faisait avancer.

Contrairement à lui, tous ces nuages noirs qui se réunissaient dans le ciel ainsi que les rafales de vent qui se faisaient de plus en plus violentes commençaient à m’inquiéter. Dissimulant tant bien que mal ma peur, je continuais de marcher à côté de Lily. Elle avait entre ses mains son appareil photo qui apparemment ne la quittait jamais. En posant mon regard sur ses mains, je m’aperçus qu’elle frissonnait légèrement, probablement dû à l’air qui se faisait de plus en plus frais.

— Tu as pris de belles photos aujourd’hui ? me lançais-je.
— Oui, je suis allée sur la plage pas loin d’ici. Le cadre était magnifique j’aurais pu y rester la journée !
— J’imagine que ça change des plages californiennes.
Ma remarque la fit rire et elle me donna un coup de coude amical.
— Moque-toi de moi, en attendant nous là-bas on a le soleil ! Non mais regarde ce temps, on dirait que le déluge arrive.

Les nuages nous encerclaient désormais, et une tempête inévitable se préparait, sans savoir à quel moment elle déciderait de frapper.

— Le déluge ? Tu rigoles, pour nous ça c’est un temps d’été.
Elle rigola de nouveau et s’arrêta un instant.
— Tu sais ce qu’on va faire ? On va se prendre en photo, là, tout de suite, histoire d’immortaliser le moment.
— T’aurais pu me prévenir plus tôt, je me serai mis sur mon trente-et-un.

Elle dégaina son appareil photo à la vitesse de l’éclair et se colla contre moi. Son bras gauche s’enroulait autour de ma taille tandis que l’autre tenait maladroitement le lourd appareil qui oscillait de gauche à droite. Sa joue frôla la mienne et je sentis un court instant la chaleur qui émanait de son visage. Une sensation de protection et de bien-être envahit mon corps. J’aurais aimé rester figé dans cette position toute ma vie avec elle à mes côtés. Elle appuya sur le bouton déclencheur et un éclair blanc jaillit de l’appareil qui me sortit de mes pensées tout en m’éblouissant au passage.

— Et c’est dans la boîte !
— J’espère bien, tu m’as rendu aveugle avec ton flash.
— Y a-t-il un moment où tu arrêteras de te plaindre ?
— Quand je serai mort, je crois.

Le tonnerre gronda et de fines gouttes commencèrent à tomber sur nos têtes. Le soleil désormais absent, un climat de chaos s’installa entre ces nuages noirs qui rendaient le paysage, jusqu’alors apaisant, en un véritable cauchemar. Un éclair semblable au flash de l’appareil photo, si ce n’est que celui-ci venait du ciel, s’abattit dans les collines dans un bruit sourd. Comme s’il venait de donner un signal, la pluie se mit soudain à redoubler d’intensité, et un torrent d’eau nous arrivait dessus.

— Toi qui voulais un déluge, te voilà servi !
— Au lieu de rigoler dépêchons-nous de nous abriter, je ne supporte pas la pluie.

Je courus derrière elle, la suivant de près tout en faisant attention de ne pas glisser dans les énormes flaques qui venaient de se former et qui grossissaient à vue d’œil. Au bout de quelques minutes qui avaient semblait durer des heures, nous arrivâmes devant la façade d’un hôtel, trempé de la tête aux pieds.

— C’est ton hôtel ? lui demandais-je.
— Oui, c’est le premier endroit qui m’est venu à l’esprit pour qu’on puisse se mettre à l’abri.

Elle poussa la porte d’entrée et commença à s’aventurer à l’intérieur, tenant la porte derrière elle pour me laisser passer. Quand elle vit que je n’avais toujours pas bougé, elle passa la tête hors de la porte et me jeta un regard inquisiteur.

— Qu’est-ce que t’attends pour rentrer ? me lança-t-elle.
— Je ne sais pas, répondis-je. Je pensais que tu rentrais seule.
Elle leva les yeux au ciel.
— Si j’avais voulu te laisser là, je t’aurais au moins dit au revoir. Maintenant arrête tes bêtises et vient t’abriter.

Sur ces mots, elle rentra à l’intérieur et laissa la porte se fermer derrière elle. Pendant encore quelques instants, je traînais dehors entouré de toute cette humidité. Mes bras commençaient à grelotter à mesure que la température diminuait. Seul face à la pluie qui ne s’arrêtait pas de tomber, je pensais à Lily. Seulement deux jours que nous nous connaissions, et elle me donnait l’impression de la connaître depuis toujours. Comment était-ce possible de ressentir une telle chose face à une personne si nouvelle ? Le clapotis de la pluie résonnait dans mes oreilles. Le vent commençait à se lever quand je décidai de rentrer la rejoindre.

— Tu en as mis du temps, j’ai cru que tu ne rentrerais jamais. T’allais quand même pas me poser un lapin ?
— Un lapin ? C’est un rencard ?
Elle sourit bêtement et me lança un regard ensorceleur. Sa bouche s’ouvrit et, avant qu’elle n’ait pu dire un mot, se referma aussitôt, se montrant hésitante quant à sa prochaine phrase. Ses mains s’entremêlèrent et son regard se faisait distant.

— Je vais monter pour me changer, tous mes vêtements sont trempés.
— D’accord, je peux t’attendre ici.
— Ou tu pourrais m’accompagner si tu veux. Ça ne me dérange pas.

Une fois de plus cette situation me perturbait. Je déglutis et acquiesçai, essayant d’éviter mes précédentes erreurs. Je déduis de son sourire malicieux que j’avais donné la bonne réponse et la suivie le long du couloir, puis dans l’escalier exigu jusqu’au deuxième étage. Après avoir cherché ses clefs dans toutes les poches de son sac à main, Lily ouvrit la porte de sa chambre, arborant fièrement le numéro 21.

La pièce dans laquelle nous entrions ressemblait en tout point à ma chambre d’hôtel, excepté le lit qui avait l’air plus volumineux. Lily jeta son trench dessus révélant son pull en laine noire qui dessinait ses formes voluptueuses.

— Je saute dans la douche, fais comme chez toi, dit-elle en entrant dans la salle de bain.

Je pris place sur le lit et m’allongea sur le dos. Le bruit de la douche me parvint et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer Lily dans le plus simple appareil. Ma respiration s’accéléra et je sentis une chaleur m’envahir dans tout mon corps.

— Tu ne m’as pas dit ce que tu as fait aujourd’hui.
La voix venait de la salle de bain dont la porte était restée entre-ouverte.
— À vrai dire, je suis resté enfermé toute la journée devant mon ordinateur.
— Pas très fantaisiste tout ça.
— Je le reconnais, j’aurais dû profiter du beau temps avant l’apocalypse. Mais au moins j’ai réussi à composer.

Un silence s’installa que Lily brisa rapidement.

— J’ai l’impression d’avoir manqué un épisode. Je croyais que tu avais perdu l’inspiration ?
— Je le pensais aussi jusqu’à ce que je reçoive un appel de mon manager. Quand il m’a appris que le label voulait que je continue à produire des sons différents des miens, j’ai repensé à ce que tu m’avais dit l’autre soir. De les envoyer se faire foutre. Et c’est ce que j’ai fait. Pour la première fois depuis le début de ma carrière, je leur ai tenu tête. Et ça m’a fait un bien fou, tellement qu’après ça, je n’ai pas arrêté de composer, l’inspiration me venait naturellement et ne s’arrêtait pas.

À mesure que je racontais cette histoire, l’émotion me gagnait et des larmes vinrent se loger dans le creux de mes yeux. Lorsque j’eus fini de parler, la douche s’arrêta. Je m’attendais à une réponse de Lily, mais rien. Au bout de quelques secondes, elle sortit finalement de la salle de bain, enroulée d’une serviette blanche en guise de robe. Elle s’approcha et vint s’asseoir à mes côtés.

— Ça me fait plaisir d’entendre ça. Tu crois que je pourrais écouter ce que tu as produit ?
— Si tu veux, mais je ne suis pas sûr que ce soit ton style.
— Peu importe, j’ai envie d’entendre ce qui te plaît.

Sa manière de me regarder m’empêchait de lui refuser sa demande. Son regard transperçait mon âme et arrivait à prendre le contrôle de mes actions. Je sortis le téléphone de ma poche et fouilla dans mes fichiers pour retrouver les chansons que j’avais composées il y a de ça quelques heures.

— Attends bouge pas, dit-elle, j’ai une enceinte portable dans mes affaires, autant écouter ça comme il faut.

Et pendant que je faisais face au dilemme de savoir quelle chanson je devais lui faire écouter, Lily, toujours vêtue d’une simple serviette de bain, fouilla dans un grand sac beige qui traînait à côté de son lit.

— Trouvé ! s’exclama-t-elle avant d’allumer l’engin, qui émit un son grave pour signaler qu’il était en marche. Une diode bleue clignotait par intermittence, cherchant désespérément un appareil à qui s’appairer. Avant d’appuyer sur le bouton “Lecture”, je lui dis :

— J’ai composé cette chanson en pensant à mon père. Elle contient un bout de son dernier spectacle. C’est une sorte de chanson hommage.

Et je lançai la chanson. Le silence s’installa un instant entre nous, puis, la musique commença à retentir. Pendant plus de trois minutes, nous ne dîmes un mot, attendant la fin. Des larmes coulèrent le long de mes joues alors que je réécoutais cette ode à mon père. Tous les souvenirs que j’ai pu partager avec lui me revinrent, comme si j’étais aux portex de la mort et que ma vie flashait devant mes yeux.

La musique s’arrêta et on n’entendait désormais plus que mes pleurs. J’essuyai mes larmes d’un revers de manche et regardai Lily. Elle me fixait d’un regard tendre.

— Excuse-moi, je ne voulais pas pleur…

Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase qu’elle m’embrassa. Comme elle l’avait fait la veille, dans un acte soudain. Ses lèvres étaient douces et sucrées, comme le nectar d’un fruit bien mûr. Elle se retira un instant et se mit debout, faisant glisser le bout de sa serviette pour la faire tomber à terre. Je me sentais totalement désarmé face à son corps nu. De nouveau ses lèvres m’embrassèrent et elle me poussa gentiment sur le lit. Tout en me déshabillant, Lily m’embrassait sur chaque partie de mon corps, me procurant un frisson à chaque fois plus intense que le précédent. Elle m’embrassa encore une fois avant de se mettre au-dessus de moi. Durant les deux heures qui suivirent, nous avons fait l’amour avant de nous endormir dans les bras de l’autre.

Au petit matin, je me levais machinalement, tout sourire de voir Lily dormir à mes côtés. Je ramassais une à une mes affaires qui traînaient au sol. En attrapant ma dernière chaussette, je vis qu’elle était posée sur l’étui de l’appareil photo de Lily. Ma curiosité se réveilla instantanément.

Je sortis l’appareil de sa boîte et l’alluma après avoir appuyé sur une bonne dizaine de boutons. Je tombais sur la photo qu’elle avait prise hier soir avant l’orage. Nous étions tous les deux côte à côte avec un sourire d’écolier. J’appuyai sur le bouton de gauche pour naviguer vers la photo précédente. C’était une photo de moi de dos, et, au vu de la couleur du ciel, cela devait être la veille, juste avant notre photo à deux. Je continuais l’exploration des photos. Encore une photo de moi. Puis encore une. J’avais beau reculer encore et encore, j’apparaissais dans tous les clichés. “Qu’est-ce que c’est que cette merde ?” me dis-je. Je tombais alors face à une photo qui me glaça le sang. C’était moi, près de la statue de dauphin, le jour où je l’avais prise pour une fan. En balayant les photos, cela ne faisait aucun doute. Ce n’est pas ce stupide dauphin qu’elle prenait en photo comme elle l’avait prétendu, mais bien moi. Et au vu du nombre de clichés, ce n’était pas une simple fan, non.

— T’ES UNE PUTAIN DE JOURNALISTE !

Mon cri avait résonné dans toute la chambre et Lily se réveilla en sursaut.

— Hum, bonjour, dit-elle en passant une main dans ses cheveux. T’as pas plus doux comme réveil ?
— Tu vas arrêter de te foutre de moi maintenant, connasse ! Tu peux m’expliquer cette merde ? répondis-je, en lui tendant l’appareil photo.
— Tu fouilles dans mes affaires ? Te gêne pas surtout.
— Prends pas ce ton avec moi ! Tout ton petit numéro c’était pour ça, avoir des infos sur moi !
— C’est mon métier chéri, pas la peine de t’énerver.
— T’es complètement tarée ! C’est comme ça que tu t’y prends pour avoir des infos ? En faisant la pute ?
Elle me fusilla du regard.
— Traite-moi de ce que tu veux, en attendant j’ai de quoi écrire une série d’articles sur toi qui va me rapporter un max de thunes.

Je n’en revenais pas de son détachement face à la situation. Cette fille n’en avait absolument rien à faire de ce que j’avais pu ressentir au cours de ces derniers jours. Je m’étais confié à elle, je lui avais accordé ma confiance. Et elle m’avait trahi. Pire, elle m’avait manipulé. Elle avait profité de ma faiblesse pour me faire parler sur mes parents, pour obtenir des informations sur ma situation avec mon label, et je venais maintenant de lui faire écouter en avant-première un de mes futurs morceaux. Et je n’y ai vu que du feu. J’ai été assez stupide pour croire à cette histoire d’amour qui n’allait en réalité que dans un seul sens.

Des larmes me montèrent aux yeux, mais ce n’était pas de la tristesse cette fois, mais de la colère.

— Comment tu fais pour te regarder en face ?
— J’ai l’habitude maintenant. Il faut faire ce qu’il faut dans ce métier si on veut réussir.

Son discours me répugna. Saisi d’un élan de rage, je lui lançai son appareil photo en plein visage. L’impact produit un son sourd et l’appareil vint s’exploser sur le sol de la chambre. Des gouttes de sang tombaient du visage de Lily et j’en conclus que je lui avais au moins ouvert l’arcade. L’horreur de la scène s’empara de moi alors que je réalisai mon acte. Lily se tenait la tête et se forçait de contenir un cri de douleur. Puis, tout en douceur, elle se tourna vers moi en arborant un sourire des plus sadiques.

— Tu viens de signer la fin de ta carrière, abruti.

Pris de panique, j’enfilai mes affaires et sortis de la chambre à toute allure. Mes pensées se bousculaient dans ma tête m’empêchant de réfléchir. Lily avait beau être une folle, elle avait raison sur un point : ma carrière était terminée.