Dernier Jour – Chapitre 6

Posted by Antoine Delia on Sunday, September 23, 2018

Le soleil se glissa à travers la fenêtre de l’hôtel pour atterrir sur ma joue. À en juger par l’angle du rayon, il devait être dix heures, peut-être onze. Ma chambre était aussi grande qu’un studio d’étudiant, mais elle avait l’avantage de posséder un lit des plus confortables. Allongez-vous quelques secondes et vous serez dans les bras de Morphée en un rien de temps.

J’étais d’ailleurs à peine réveillé que je songeais déjà à me rendormir. Mais mes pensées étaient fixées sur les événements de la veille. Cette fille. Lily. Elle m’avait embrassé, comme ça, sans aucune raison. Et elle était partie. Sous le choc, je n’avais pas pensé à lui demander son numéro de téléphone pour pouvoir la revoir. Maintenant, elle s’était envolée dans la nature et je ne la reverrai peut-être plus.

Contrairement à ce que pensent la plupart des gens, être une star n’a rien d’avantageux sur le plan amoureux. Alors oui, vous avez des milliers de fans voulant à tout prix se marier avec vous. Mais ces personnes-là ne sont pas attirées par la personne que vous êtes, mais par l’artiste qu’elles voient sur les réseaux sociaux, image diamétralement opposée à votre véritable identité. Je n’y avais pas cru au début, et pour moi, une relation sérieuse avec une fan ne me semblait pas impossible. Mais très souvent, celle-ci va toujours vous idéaliser et parfois se sentir jalouse de ne pas être à votre niveau. C’est d’ailleurs pourquoi les stars sortent avec des stars. Imaginez-vous avec une petite amie star de cinéma, en train de faire l’actrice pour le prochain blockbuster américain, tandis que vous faites des photocopies en noir et blanc à longueur de journée dans votre petit bureau de salarié. Cela ne colle pas, et c’est la raison principale pour laquelle les célébrités restent entre elles.

J’ai moi-même pu expérimenter ce genre de cas et j’en avais tiré des leçons. Mais Lily semblait différente. À aucun moment elle n’était parue impressionnée par mon métier. Elle paraissait davantage s’intéresser à la personne qu’à la vedette. Et ce baiser avant de partir… Comment l’oublier ? Deux choix s’offraient à moi : partir à l’aventure, à la recherche de cette fille qui était apparue comme un mirage la nuit dernière, ou tout simplement passer à autre chose et faire comme si rien ne s’était passé. Avant de prendre une décision, je repensai à ce qu’elle m’avait dit la veille : “c’est grâce à toi que ces types se font du fric, donc si t’as envie de faire comme tu le sens, tu le fais, point barre.” Et si elle avait raison ?

Posée près de la porte d’entrée se trouvait ma sacoche contenant mon ordinateur portable. Malgré les conseils de mon manager, je m’étais finalement résolu à le prendre, au cas où l’inspiration me reviendrait. Après tout, c’est dans cette ville que ma carrière a commencé et que j’ai composé mes premiers morceaux. Et aujourd’hui, près de dix ans plus tard, l’envie de composer me revenait peu à peu.

M’extirpant avec paresse de mon lit, j’ouvris la sacoche pour en sortir ce fin morceau rempli de pièces électroniques et le déposa sur le bureau. Il était temps pour moi de me remettre au travail. Mon logiciel de composition lancé, je restais assis l’esprit vide, comme un écrivain devant sa page blanche.

Par où commencer ? Les idées qui autrefois abondaient dans ma cervelle étaient elles aussi parties en vacances et ne pointaient pas le bout de leur nez. Ni mélodie, ni rythmique, ni enchaînements ne me vinrent en tête. Proche de l’abandon, je décidai alors d’écouter les premières chansons que j’avais créées. Dès la première note, je me revoyais très exactement en train de faire ce morceau.

C’était un jeudi soir. Ma mère venait tout juste de partir pour sa séance habituelle de gym que je prenais déjà d’assaut l’ordinateur familial. Aujourd’hui était le jour où je me lançais pour de bon. Après avoir regardé je ne sais combien d’heures d’explications sur le sujet, il était maintenant temps que je passe à l’action. J’avais déjà une vague idée de la mélodie que je voulais obtenir. Il fallait maintenant savoir si j’allais la jouer à l’aide d’un piano, d’une guitare, d’un synthé, ou à l’aide d’un effet fourni par le logiciel.

Je parcourais la liste des instruments dans ma tête et pensa à mon père et son amour pour le jazz. Cela me donna ainsi l’idée de commencer ma chanson par un saxophone, sans savoir que cet instrument allait être la signature de ma musique pendant des années. Ce côté jazzy me rappelait les nombreuses fois où j’assistai aux représentations de mon père avec son groupe. Ils ne remplissaient pas forcément les salles mais les quelques spectateurs présents étaient toujours ravis. Il y avait même des fans qui ne rataient jamais une de leur représentation, le genre de groupie à porter un t-shirt avec les dates de concert au dos.

À chaque représentation, il se donnait sans relâche sur scène et finissait la plupart du temps trempé de sueur. Mais la joie qu’il ressentait effaçait tout le reste. Voir ces quelques personnes se lever et applaudir à tout rompre le poussait à donner le meilleur de lui-même à chaque fois. Il était un modèle pour moi. Toute ma vie j’ai essayé d’être comme lui, à procurer cette même émotion aux gens.

Après avoir produit ce premier morceau au saxophone, il m’aura fallu sept ans avant de devenir mondialement connu. Sept longues années où j’ai pu m’épanouir dans la musique, ressentir les mêmes frissons que mon père, verser les mêmes larmes lors de mes rares concerts et vibrer de la même ferveur à chaque fois que je composais une nouvelle chanson.

Poussé par ses souvenirs, je décidai de rouvrir un vieux projet musical que j’avais mis de côté, jugé à l’époque trop inapproprié par les responsables de mon label pour le produire. Il traînait avec quelques autres esquisses de morceaux, la plupart n’étant qu’une simple mélodie composée entre deux concerts. Certes, ils avaient été laissés à l’abandon, mais à mes yeux, leur valeur musicale était bien plus grande que la daube que j’avais dû composer ces dernières années.

J’allais lancer la lecture de ce morceau quand mon téléphone sonna. Ce ne pouvait pas être elle, comment aurait-elle eu mon numéro ? Dans ce cas, il ne pouvait s’agir que d’une autre personne.

— Allô Liam ? C’est Steven, tu sais, ton manager. Tu m’as pas oublié au moins ?
— Bien sûr que non vieux.
— Alors pourquoi tu répondais pas ? J’ai pas arrêté de t’appeler non-stop hier soir, qu’est-ce que tu foutais ?

Il est vrai que je n’avais pas touché à mon téléphone depuis hier. Il était bien sagement resté dans ma poche toute la soirée, et je ne ressentais vraiment aucune envie de l’utiliser. J’expliquai alors à Steven mon rendez-vous d’hier soir.

— Sacré Liam, tu perds pas une minute toi !
— N’en rajoute pas, c’est pas non plus exceptionnel.
— Tu sais ce qui est exceptionnel ? J’ai parlé avec les patrons du label et je crois que ce que je vais te dire va te faire plaisir !
— Putain, qu’est-ce que t’attends, balance !
— Ok, écoute bien. Ton prochain album est censé sortir dans huit mois, juste avant la reprise de ta tournée mondiale. J’ai négocié dur mais voilà, ils te proposent de sortir un double album. Un premier CD avec les titres les plus populaires, et un deuxième où tu pourrais y mettre ce que tu veux. Alors, t’en dis quoi ? C’est pas génial ?

Je ne pouvais que reconnaître qu’il avait fait fort. Obtenir une réponse aussi rapide des dirigeants et en plus de cela les avoir convaincus de me laisser produire un disque supplémentaire, peu de personnes peuvent s’en vanter.

— C’est vraiment top ce que t’as fait Steven, comment tu t’y es pris ?
— Bah, tu me connais. C’était pas évident mais j’ai rien lâché pour ma star !
— T’es vraiment le meilleur manager qu’on peut avoir. Je crois que personne d’autre que toi n’aurait pu me dégoter un deal aussi vite. Mais je vais le refuser.

Un blanc s’installa, et, pendant un moment, j’ai cru qu’il n’avait pas entendu ma réponse.

— T’es en train de te foutre de moi ?
Comparé à tout à l’heure, sa voix était frêle, et je devinais qu’il ne s’attendait certainement pas à cette réponse.
— Non, je suis sérieux. Ça me convient pas.
— Mais tu déconnes ou quoi ? Déjà que j’ai galéré à t’avoir ce deuxième disque, je vais pas pouvoir faire mieux.
— Je serai d’accord à une condition. Une condition toute simple. On inverse l’ordre des disques.
— Qu’est-ce que t’entends par là ?
— Le CD qu’on rajoute, avec mes musiques à moi. Je veux qu’il soit en premier. Ça devrait pas être trop compliqué, pas vrai ?
—  Dis pas de conneries, ça a l’air simple, mais tu sais très bien qu’un premier disque d’un album à plus de valeur que le deuxième. Et le label veut mettre en avant les chansons les plus populaires, ils accepteront pas de négocier là-dessus.
— C’est ça ou rien, je te laisse te débrouiller. Moi je retourne à mes vacances.
— Attends Liam, tu peux pas…

Je mis fin à l’appel et éteignis mon téléphone pour ne plus être dérangé. Un album où je pourrais enfin libérer ma créativité et faire partager mes nouvelles créations, j’en rêvais depuis trop longtemps. Mais il était hors de question qu’il soit dans l’ombre d’un disque rempli de musiques sans saveurs que je n’aurais composées que par obligation. Je devais m’accrocher et faire face à ses géants de l’industrie. S’ils me veulent vraiment, ils devront venir me chercher. Glissant le téléphone dans ma poche, je rouvris l’ordinateur et me lançai dans la production de nouvelles musiques. Plus rien ne m’arrêterait désormais.